Eva Joly a répondu au questionnaire de RUE 89. Une colonne extraite de la réponse ci-dessous a été publiée dans le magazine papier de février-mars 21012
Questionnaire de RUE 89
Nous faisons un dossier sur l’alimentation en France au sens large et nous voulons savoir ce que proposent les candidats à la présidentielle dans ce domaine. Voici le questionnaire :
1 – Pouvez-vous choisir parmi les différents sujets suivants, trois dossiers prioritaires, et les classer : la sécurité alimentaire la place de l’industrie agro-alimentaire française dans le monde le taux de TVA dans la restauration la lutte contre l’obésité le développement de l’agriculture biologique les revenus et conditions de vie des agriculteurs et des éleveurs l’information du consommateur sur l’alimentation hors-domicile
2 – Pouvez-vous décrire et chiffrer votre politique concernant les trois dossiers que vous aurez définis comme prioritaires (cf question 1)
3 – Si vous êtes élue, laquelle de ces actions seriez-vous prêt à mettre en oeuvre dans votre vie vous inscrire dans une Amap ? déjeuner deux fois par mois dans une cantine scolaire / hospitalière / d’entreprise… ? faire une journée végétarienne une fois par semaine ?
4 – Seriez-vous prêts à imposer tous les professionnels de la restauration hors domicile (restaurants, traiteurs, cantines, vente à emporter) d’indiquer sur leurs menus s’ils travaillent des produits bruts et frais, ou pas, et s’ils les transforment sur place, ou pas ?
Réponse d’EVA JOLY
Chère Madame,
Je félicite RUE 89 d’avoir eu l’idée d’interpeller les candidat-e-s à l’élection présidentielle sur leur programme en matière d’alimentation. En effet, le monde subit une grave crise alimentaire, qui se traduit dans les pays pauvres par une hausse des prix des denrées, des émeutes de la faim, des épisodes de famines . Un enfant de moins de dix ans meurt de faim toutes les 5 secondes. Du côté des pays riches, la progression des maladies liées à une mauvaise alimentation est alarmante. A ce sujet, la responsabilité des firmes de l’industrie agricole et agro-alimentaire, qui depuis l’après guerre ont transformé les habitudes alimentaires, à grand renfort de publicité, est écrasante.
Le GRAIN dénonce aujourd’hui le système alimentaire mondial comme responsable de la moitié des émissions de gaz à effet de serre. Même l’Académie des sciences, dans son récent rapport intitulé Démographie, climat et alimentation mondiale, souligne que la modification des habitudes alimentaires et les choix de production sont les clés pour résoudre tant les problèmes de faim et malnutrition que l’obésité. De ce point de vue, la principale modification à mettre en œuvre est la diminution de la consommation globale de viande pour recourir aux protéines végétales, car il faut dix fois plus d’espace pour produire de protéines animale, et la surface de notre planète n’y suffit pas. Les solutions existent et sont connues, il est urgent de mettre en oeuvre une politique de l’alimentation soutenable !
Parmi les thèmes que vous me demandez de classer par ordre de priorité, je développerai en premier celui de la sécurité alimentaire. En deuxième priorité, je traiterai de la lutte contre l’obésité, et en troisième, le développement de l’agriculture biologique qui a des relations directes avec l’amélioration des conditions de vie des agriculteurs et des éleveurs. Je ferai un point particulier sur la TVA et j’évoquerai la place de l’industrie agro-alimentaire dans le cadre de mes trois premiers points .
La sécurité alimentaire pour tous et toutes
Par sécurité alimentaire, j’entends celles des habitants des pays du Sud comme celle des Français, qui ont de plus en plus de difficulté à acheter de quoi manger et qui sont de plus en plus nombreux à recourir aux organisations d’aide alimentaire (restos du cœur, secours populaire, épiceries sociales). Je souhaite inscrire le droit à la souveraineté alimentaire de chaque grande région du monde dans la charte des Nations Unies. Je m’attaquerai au scandale du gâchis alimentaire qui représente 40% de la production mondiale.
L’alimentation de la population au niveau mondial ne peut être abandonnée à la loi du marché. Il est temps de rompre avec une vision hypocrite où sous prétexte de « nourrir le monde et de remédier à la sous-alimentation » nous exportons sans lien avec une quelconque stratégie de développement les produits souvent subventionnés de l’industrie agro-alimentaire.
Les pays du Sud doivent développer leur propre agriculture vivrière sur les principes de l’agriculture biologique qui leur offre de meilleurs rendements que l’agriculture conventionnelle. Il est de la responsabilité des pays européens et particulièrement de la France du fait de son savoir-faire agricole et de ses relations avec les pays du Sud, de les accompagner par des moyens humains et financiers pour mettre en œuvre des stratégies agricoles d’auto-suffisance.
La France doit sur son sol mettre ses politiques en adéquation avec ces objectifs d’auto-suffisance dans les pays du Sud. Cela passe par certains renoncements : usage des agro-carburants de première génération (gasoil d’huile de palme, éthanol de canne à sucre ou de blé, etc) dont les cultures détruisent les forêts et les parcelles d’agriculture vivrières, et se font au détriment des cultures alimentaires, suppression des importations de protéines végétales (cultures de soja OGM) pour nourrir notre bétail. Pour notre propre sécurité alimentaire, je soutiendrai le développement de la production européenne de protéines végétales.
Concernant la France et la sécurité alimentaire de nos concitoyens les plus modestes, qui peinent à se nourrir, je commencerai par une campagne d’éducation à l’alimentation, pour sensibiliser aux moyens de se nourrir convenablement avec très petit budget : il s’agit de promouvoir les modèles alimentaires de type « céréales-légumineuses », avec un peu de fruits et légumes frais, et de petits apports en viande ou poisson, pour agrémenter plutôt que comme plats principaux. Avec de l’eau comme boisson principale. On peut se nourrir ainsi pour environ 4 euros par jour. Cette campagne de sensibilisation devra mobiliser l’ensemble des acteurs concernés (producteurs, distributeurs, consommateurs).
Je développerai aussi toutes les initiatives d’auto-production alimentaire, individuelles ou associatives (éducation au jardinage, jardins familiaux, de pied ou de toit d’immeubles, potagers et poulaillers associatifs, etc). Mais les plus démunis en France n’ont même pas 4 euros par jour pour se nourrir, et le soutien aux organisations d’aide alimentaire est pour moi une priorité en cette période de montée des précarités.
La lutte contre l’obésité et les maladies liées à l’alimentation industrielle
Selon les nutritionnistes et les épidémiologistes, en France, l’augmentation du diabète, de l’obésité, des maladies cardio-vasculaires, de certains cancers, est liée à la consommation des produits de l’industrie agro-alimentaire, distribués par les grandes surfaces : trop gras, trop sucrés, trop salés, trop raffinés et transformés, chargés de résidus chimiques, appauvris en éléments nutritifs et dont les qualités nutritionnelles ne sont pas contrôlées ni garanties. Les campagnes gouvernementales (5 fruits et légumes, manger-bouger) sont sans effet si on ne s’attaque pas d’une part à la publicité qui incite les jeunes à désirer ces produits, et d’autre part à la réglementation qui devrait fixer des normes de qualité nutritives.
Par ailleurs, je reverrai les normes de la restauration hors-domicile, notamment la réglementation de la restauration collective, pour diminuer le gaspillage et réduire le recours aux produits transformés. Je souhaite y instaurer l’obligation de proposer quotidiennement une alternative végétarienne équilibrée à celles et ceux qui le souhaitent. L’ensemble des professionnels de la restauration hors domicile (restaurants, traiteurs, cantines, vente à emporter) devront préciser s’ils utilisent ou non des produits bruts et frais et s’ils les transforment sur place. Je propose d’accroître progressivement la part des produits bio dans la restauration collective, en donnant la priorité aux crèches et aux écoles maternelles.
Développer l’agriculture biologique et revaloriser le métier d’agriculteur
L’agriculture conventionnelle scie la branche sur laquelle elle est assise. Elle tue les sols, pollue l’air et les nappes phréatiques, extermine progressivement les pollinisateurs, se développe grâce à l’énergie fossile (il faut 10 fois plus d’énergie pour produire ces aliments que ce qu’ils nous apportent par l’ingestion), et empoisonne les agriculteurs avec les engrais et les pesticides. Je taxerai fortement les engrais chimiques et les pesticides pour diminuer leur usage. Je m’élèverai contre l’élevage industriel concentrationnaire qui crée de la souffrance au travail et des externalités environnementales (algues vertes…) et sanitaires (usines à virus, scandale des farines animales, résistance aux antibiotiques).
Le développement de l’agriculture biologique est vital, il devra permettre, en France, de répondre à nos besoins en aliments sains. C’est une manière de travailler avec la nature, pour faire revivre les sols, re-diversifier l’espace cultivé et instaurer des zones de compensations écologiques (haies, zones humides, bois…). De plus l’agriculture biologique, tablant sur le travail plus que sur le capital, est créatrice d’emplois non-délocalisables.
Je favoriserai son développement par le soutien des filières via les marchés de la restauration collective publique, par des aides incitatives à la conversion, à l’installation et à la formation, ainsi que par un programme de recherche en agro-écologie pour rattraper le retard de la France en la matière. Je soutiendrai notamment toutes les formes de recherche participative mettant en valeur les savoirs et l’expérience paysans . J’encouragerai les institutions comme Terre de liens, la Fédération Nationale et les Groupements de l’agriculture biologique, qui prodiguent des conseils substantiels sur le terrain. Je modifierai en profondeur le système d’accès à la terre, pour multiplier les installations agricoles au lieu de favoriser l’agrandissement des exploitations.
Ces mesures visent 20% de SAU en fin de mandature (à peu près l’objectif du Grenelle). Je ne néglige pas pour autant les autres agriculteurs, qui doivent vivre décemment de leur métier par un meilleur partage de la valeur ajoutée. Pour réduire les émissions de gaz à effet de serre liées au transport, à la transformation et à l’emballage de nos aliments, pour recréer du lien entre agriculteurs et citoyens, mieux rémunérer les producteurs et réduire les frais et marges des intermédiaires, je favoriserai les circuits courts de distribution et je réhabiliterai les marchés de proximité.
Sur la TVA dans la restauration
Si les marchés publics de restauration collective sont un puissant outil pour aider à la réorientation vers le bio de l’agriculture française, par les contrats de long-terme qu’ils assurent aux agriculteurs, il n’en est va de même pour la baisse de la TVA dans la restauration. Il faut regarder les faits : mesure essentiellement électoraliste, terriblement coûteuse pour les finances publiques, la baisse de la TVA de 19,6 % à 5,5 % n’a pas tenu les promesses qui l’avaient « justifiée » en termes de baisse des prix, encore moins en emplois créés. Même le gouvernement Sarkozy l’a reconnu en amorçant une remontée de ce taux.
Je proposerai à mon gouvernement de la poursuivre jusqu’au retour au taux normal. Mes compatriotes apprécient un bon repas au restaurant ; faute de solution alternative, de nombreux salariés y ont recours chaque jour, mais c’est par le choix des menus et des établissements qu’ils fréquentent que je leur suggère de moduler cette dépense.
Mon marché
Enfin, vous m’interrogez sur ma pratique personnelle : si je vais volontiers au marché, mes très nombreux déplacements professionnels ne me permettent pas de recourir à une AMAP. Je fréquente souvent les établissements de restauration collective (actuellement la cantine du Parlement européen), et je mange « sans viande » au moins une fois par semaine.
Il me semble que l’initiative de Michelle Obama qui a créé un potager bio à la Maison Blanche a montré la voie. J’en ferai autant à l’Elysée si je suis élue.
Le Parlement européen vient de déclarer 2014 « Année de la lutte contre le gaspillage alimentaire ». Je crois que nous avons une responsabilité particulière à faire de cette année un vrai moment de sensibilisation populaire aux principes d’une alimentation de qualité et à la lutte contre l’obésité.
Je propose que 2014 soit une année de Grande cause nationale sur ce sujet. Cela permettra d’organiser dans toute la France des débats et un dialogue entre les différentes parties prenantes, de susciter des manifestations autour des valeurs et des pratiques d’une alimentation de qualité, d’évoquer la question de notre responsabilité vis-à-vis des pays du Sud et de sensibiliser tous les Français avec des pratiques de bonne alimentation qui font partie de leur patrimoine national.
Eva Joly