Eva Joly a rendu à nouveau visite, ce vendredi 2 mars, aux acteurs de l’Economie Sociale et Solidaire. Elle a participé au débat organisé par le CEGES – le Conseil des Entreprises, Employeurs et Groupements de l’Economie Sociale – pour développer ses propositions pour ce secteur, porteur d’un changement radical de modèle, porteur d’espoir.
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Chers amis,
J’ai envie de commencer mon propos en reprenant la citation d’Edgard Morin tirée de son dernier livre « La voie » : « Tout est à réformer et à transformer mais tout a commencé sans qu’on le sache encore. Des myriades d’initiatives fleurissent un peu partout sur la planète. Certes elles sont souvent ignorées mais chacun, sur sa voie, apporte reliance et conscience ».
Chers amis… oui je me sens parmi vous – acteurs et promoteurs de l’Économie Sociale et Solidaire – en pleine atmosphère d’amitié. En tant que candidate écologiste dans cette campagne présidentielle, je porte haut et tous les jours les valeurs et les enjeux concrets de l’Économie Sociale et Solidaire. Lors de chacune de mes visites dans les usines, dans les entreprises, dans les villes et les campagnes, dans les quartiers populaires. À chaque débat, quel qu’en soit le thème, la protection sociale ou l’emploi, la formation ou les relations internationales…, je place toujours l’ESS au cœur de mon discours. Comme les écologistes placent l’Économie Sociale et Solidaire au cœur de leur action depuis fort longtemps.
Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, parmi les plus de 350 élus locaux ou régionaux qui portent des politiques publiques d’ESS depuis plus de dix ans, les écologistes sont très nombreux.
Et c’est donc tout à fait logiquement que je me suis appuyée sur cette expérience incontestée des écologistes sur le terrain, mais aussi sur les contributions des réseaux et fédérations d’acteurs de l’ESS, comme les vôtres ou celles du Labo de l’ESS, pour établir les axes structurants de mon projet présidentiel. Car nous ne sommes pas nombreux, nous sommes les seuls à présenter l’Économie Sociale et Solidaire comme alternative au modèle capitaliste et libéral actuel, modèle dont on sait aujourd’hui plus qu’hier qu’il va dans le mur.
Comme Edgard Morin le dit et comme vous le démontrez tous les jours dans vos entreprises, les initiatives d’économie sociale et solidaire portent un changement radical en elles, elles portent l’espoir. Et je m’autorise une deuxième citation, de René Char cette fois, qui illustre l’espérance que génère cette myriade d’initiatives que l’on a retrouvée dans les Cahiers d’Espérance présentés lors des Etats généraux de l’ESS en juin 2011 au Palais Brogniart : « Le réel quelquefois désaltère l’espérance. C’est pourquoi, contre toute attente, l’espérance survit ».
En cette période de crises financière, économique, sociale et écologique, en cette heure où il devient urgent de répondre à l’aspiration démocratique exprimée par nos concitoyens, l’économie sociale et solidaire démontre qu’il est possible de faire autrement. L’économie sociale et solidaire et ses nombreuses réalisations significatives, avec plus de deux millions d’emplois équivalent temps plein en France et 11 millions à l’échelle de l’Europe, avec 800 000 entreprises en France, démontre qu’il est possible de faire viable sur le plan économique, tout en respectant l’humain (le producteur, le consommateur, l’usager, le citoyen), en respectant l’environnement et la dynamique des territoires « ici et là-bas ». Cette économie sociale et solidaire, votre et notre économie sociale et solidaire, démontre qu’on peut lutter autrement, et efficacement, contre ce fléau qu’est le chômage.
Je suis persuadée que l’économie sociale et solidaire doit prendre une place stratégique au cœur des politiques publiques. Face à la concurrence sans limites qu’on a exacerbée ces dernières années entre individus et entre entreprises, contre la compétition organisée entre territoires et entre Etats, la coopération territoriale doit s’affirmer comme un mode de réappropriation de l’économie réelle, comme un nouveau mode de régulation, puissant et pertinent.
Cela repose pour moi sur la mise en œuvre de principes de solidarité dans quatre dimensions principales :
– La solidarité entre les générations actuelles, afin de partager entre tous les risques de la vie, de prendre en compte l’égalité des chances entre les hommes et les femmes, d’améliorer les relations entre les jeunes et les personnes âgées.
– La solidarité de production et de redistribution, qui permet de partager équitablement les risques et les richesses entre individus et de favoriser l’esprit d’entreprise et l’intérêt collectif.
– La solidarité entre territoires, et au sein des territoires, qu’il s’agisse des rapports entre les pays économiquement riches et les pays économiquement pauvres, de l’organisation des rapports entre espaces urbains et/ou ruraux ou de l’aide en faveur des territoires en crise.
– La solidarité avec les générations futures, dans la perspective d’un développement durable. Dans le domaine environnemental, la solidarité se traduit par le respect des principes de précaution, de prévention et de responsabilité, contribuant à assurer une relation harmonieuse entre la personne humaine et son environnement.
L’économie sociale et solidaire réinterroge profondément notre modèle de développement. Contre les schémas classiques, elle questionne la nature et l’objet du développement économique. Elle pose la question de la « profitabilité », de la répartition des fruits de l’activité, en conjuguant trois vocations :
– l’intérêt général, avec des activités à utilité sociale et collective ;
– l’insertion des personnes, dans une logique de solidarité ;
– et enfin l’objet marchand, qui met à plat les notions de productivité et de rentabilité, pour bien sûr en discuter la finalité.
L’ESS permet en effet – concrètement, immédiatement et pour longtemps – de refonder une juste mesure de l’efficacité, de l’efficience et de la richesse. Il est désormais assuré, et l’économie sociale et solidaire en fait l’éclatante démonstration, que l’indicateur de croissance « PIB » est partiel, que les ratios d’analyse financière actuels des pays et des entreprises, appuyés sur un plan comptable obsolète et sans approche globale de la productivité, sans prendre en compte les indicateurs sociaux et environnementaux…, ne nous donnent aucune indication fiable pour changer l’économie, pour changer la vie !
Dans le programme que je porte, la réforme des indicateurs de richesse est une réforme majeure du début du quinquennat. Dans les fameux « 100 jours » qui marquent la nouvelle orientation qu’impulse un nouveau président !, le jour de la réforme des indicateurs de richesses est un jour qui comptera !
Après les valeurs, venons en à la mise en œuvre concrète de l’économie sociale et solidaire… Je viens de vous exprimer ma vision de ce qu’est l’économie sociale et solidaire, vision que nous partageons je le crois, à travers ce que j’ai lu dans vos « 12 propositions pour une économie démocratique », Avant de décliner les principales propositions de mon programme présidentiel dans ce domaine, il est important de casser certaines idées reçues qui malheureusement perdurent aujourd’hui, illustrées notamment dans la politique menée depuis 10 ans par le gouvernement français en matière d’économie sociale et solidaire. Une politique dans laquelle je ne me retrouve en rien, une politique qui n’a rien à voir finalement avec l’économie sociale et solidaire.
L’ESS ne se résume surtout pas à une économie marginale de traitement social du chômage. Elle n’est pas un « sas de respiration », une économie de réparation venant simplement compenser les méfaits d’une économie traditionnelle qui, elle, ne serait jamais remise en cause dans ses finalités et objectifs. Trop souvent, elle est considérée comme la « voiture-balai » de l’économie dominante, elle aurait comme unique vocation de « ramasser » les personnes tombées au bord de la route ou dans le fossé d’une « voie royale » qui, elle, resterait LE chemin, l’unique chemin vers la réussite, vers la richesse. Nous avons bien vu, depuis fin 2008 et la crise sans précédent que nous vivons, que ce modèle va dans le mur. Il produit plus de précarité et de pauvreté qu’il ne crée de richesses et de développement pour notre société.
Face à ces constats, comment ne pas être en colère contre nos gouvernants actuels ! Tous ceux qui depuis des années maintenant se battent sur le terrain, dont vous êtes, pour démontrer que l’économie sociale et solidaire crée de l’emploi, durable et non délocalisable, pour démontrer qu’elle est un moyen de préserver et de revitaliser nos territoires en profondeur, qu’elle est une alternative crédible à l’approche financiarisée et non-productive de l’économie, sont en colère.
On ne peut qu’être en colère face au « soutien accru » – c’est une citation ! – au secteur de l’économie sociale et solidaire récemment annoncé par le gouvernement Sarkozy-Fillon, avec la promesse de l’élaboration d’une loi-cadre… dix ans après celle proposée en 2001 par le secrétariat d’Etat à l’économie solidaire porté par un écologiste, Guy Hascoët, après un an de dialogue avec 4 000 participants dans 22 régions dès 1997. Une loi cependant restée dans les cartons !
Le gouvernement prétend s’intéresser aujourd’hui à l’ESS, la belle affaire ! Pendant dix ans, la Droite l’a tout bonnement ignorée voire démantelée, par la baisse drastique des crédits, par la disparition de la Délégation interministérielle à l’économie et à l’innovation sociales, par l’absence de ministère dédié et par le rattachement sous forme de croupion au ministère chargé de la cohésion sociale et de la solidarité, voire même de la jeunesse et des sports ! La Droite a ainsi nié le potentiel de développement économique de l’ESS sur les territoires.
Et on ne peut qu’être en colère devant la pauvre imagination de ces programmes présidentiels qui instrumentalisent l’économie sociale et solidaire en pauvres petites mesurettes, voire en gadgets… qui ne trompent personne ! Ces programmes rabotent de fait le potentiel recélé par cette autre approche de l’économie, humainement créative, socialement et même technologiquement innovante, créatrice d’emplois durables et non délocalisables. Il est au contraire impératif pour moi que, la gauche et les écologistes, impulsent un véritable changement d’échelle dans le soutien à l’ESS.
Ce changement d’échelle doit prendre place dans une profonde transition sociale et écologique que je propose comme un axe fondamental de mon programme présidentiel. Ce sont plus de 981 000 emplois nets créés d’ici 2020 qui peuvent être portés en partie par les entreprises de l’économie sociale et solidaire. Par exemple, dans les énergies renouvelables (141 000 emplois), dans la conversion de l’agriculture française au bio (75 000 emplois), dans la construction de logements (200 000 emplois), dans les services de proximité à la personne dans les domaines de la petite-enfance et de la prise en charge de la dépendance (290 000 emplois)…
Pendant longtemps, écologie et emploi ont semblé s’opposer. Aujourd’hui, j’en ai la conviction et plusieurs études récentes le montrent, que plus d’écologie, c’est plus d’emplois ! Pour deux raisons principales :
– la première est l’augmentation de l’intensité en emplois de l’économie verte. Selon l’INSEE, isoler un logement crée, pour la même valeur ajoutée économique, quatre fois plus d’emplois en France que l’importation de gaz. Investir dans l’isolation thermique permet donc de créer massivement des emplois non délocalisables.
– La deuxième raison tient à la balance commerciale. Développer des énergies renouvelables, forcément locales car on ne délocalise pas le vent ni le soleil, et investir dans l’isolation permet de diminuer considérablement notre facture d’énergies fossiles importées, et donc d’améliorer notre balance commerciale. En 2010, la France a payé plus de 48 milliards d’euros pour acheter du pétrole et du gaz. Economiser sur cette facture permet de rentabiliser des investissements verts qui créent, par ailleurs, des emplois non délocalisables.
Voilà le cercle vertueux d’une économie verte qui selon moi, par les valeurs qu’elle doit porter et par son ancrage territorial, ne peut être que sociale et solidaire. Quand on parle d’économie verte qui n’est pas nourrie par les valeurs l’économie sociale et solidaire, il y a souvent à parier que l’on est en présence de ce fameux « green washing »… Une posture et de la comm’ dont le gouvernement actuel, avec le relais de quelques grandes entreprises multinationales, est friand.
Au contraire, dès que la gauche et les écologistes retrouveront les leviers du pouvoir, il nous faudra proposer un plan national ambitieux de développement et de soutien de l’économie sociale et solidaire, sur trois ans. Ses grands axes et ses orientations principales seront déclinés dans une loi-cadre. En voici quelques-uns :
– La première mesure sera de reconnaître plus fortement ce secteur (y compris ses instances de représentation) comme un authentique service du public à base associative ou coopérative, défini par les principes « une personne, une voix », la lucrativité limitée et affectée à ses fonds propres, l’orientation de son activité vers la solidarité et plus largement l’utilité sociale et collective.
– le droit des entreprises sera réformé pour obliger les actionnaires qui ferment un site à en favoriser la reprise prioritaire par les salariés. À la différence des candidats qui ces jours-ci nous inventent le « sauvetage-minute » d’entreprise, (attention, cette méthode ne durera que ce que dure la campagne électorale !), vous voyez bien que nous, écologistes, avons de la suite dans les idées ! Depuis 2001 nous portons cette proposition, et nous sommes d’ailleurs ravis qu’elle ait été récemment reprise par le candidat socialiste.
Mais ce n’est pas suffisant : il est essentiel de favoriser de façon systématique la reprise-transmission en SCOP des salariés pour toutes les entreprises dont les patrons partent en retraite. Il y a là un gisement colossal !
– la reconnaissance des Pôles territoriaux de coopération économique, alternative aux pôles de compétitivité, que vous préconisez dans vos 12 propositions, avec un fort ancrage territorial et la mise en place de nouveaux partenariats entre pouvoirs publics, acteurs économiques, salariés et société civile. L’exemple récent du groupe Archer à Romans, et leur émanation « Pôle Sud », dans l’industrie de la chaussure, et au-delà, me conforte dans cette analyse, et nous pouvons dans ce domaine aller plus loin, inventer de nouvelles formes de « société publique locale », promouvoir la formule de la « SCIC » en tant que véritable société mixte coopérative, avec cette particularité du multipartenariat…
– l’instauration de fonds éthiques régionaux d’investissement. Ils pourraient devenir, après un changement législatif, la préfiguration de véritables banques régionales, qui favoriseraient le circuit-court dans le secteur financier, qui orienteraient plus d’épargne et plus d’investissements dédiés vers l’ESS, avec un nouveau rôle donné aux conseils régionaux.
– La reconnaissance des services sociaux d’intérêt général. Il devient urgent d’imposer une reconnaissance accrue d’autres modes d’entreprenariat que les entreprises traditionnelles, prenant en compte les notions cœur de « bien commun », reconnaissant les spécificités de l’économie du lien, en particulier dans les règlements d’appel d’offre ou dans la fiscalité. On observe un vrai progrès à venir au niveau européen – à travers ce qu’on appelle le « paquet Almunia »- , mais on est encore loin du compte et bien des ajustements sont à affirmer entre services sociaux des uns et services d’intérêt économique général des autres. L’Europe, l’Europe politique, l’Europe sociale. passera aussi par l’économie sociale et solidaire.
– d’un autre côté, il est essentiel, dorénavant, de conditionner toute aide publique au respect de clauses sociales et environnementales, de dynamiser un vrai mieux-disant au sein des marchés publics – qui profiterait naturellement aux entreprises de l’ESS – en parallèle avec la réforme des indicateurs de richesse dont je parlais plus haut.
– L’émergence de l’économie sociale et solidaire dans le dialogue social, au niveau national comme au niveau des territoires. La Loi-Cadre que nous voulons impulser doit entraîner une modification du Code du travail afin de donner aux syndicats d’employeurs de l’économie sociale et solidaire leur juste place aux côtés des organisations dites représentatives du patronat – Medef, CGPME, UPA, FNSEA ou UNAPL…- dans la démocratie sociale, pour peser dans toutes les décisions politiques, législatives et réglementaires.
– enfin, Dans le projet que je porte, l’économie sociale et solidaire doit non seulement trouver enfin une place équivalente à tous les modèles économiques dans les contenus pédagogiques que diffuse notre système scolaire ou universitaire, mais plus encore la formation doit devenir un levier majeur de la transition sociale et écologique. Dans le cadre d’une ambitieuse politique de formation tout au long de la vie, nous voulons donner à chacun et chacune, en complément de la formation initiale, un crédit de 8 années de formation.
Voici donc en quelques lignes de force mon engagement en faveur de l’économie sociale et solidaire.
Quand la précarité touche sept millions de personnes rien qu’en France, quand on consomme les ressources naturelles à un rythme tel qu’il faudrait trois planètes pour tenir la distance, est-on bien sûr que le « développement économique » nous rend plus riches ?
La maison brûle, nous en sommes d’accord, mais il ne suffit plus de le déplorer. Il est urgent de se poser les questions qui remettent en question les fondements-même de l’économie, et de réfléchir enfin aux façons de retrouver certains équilibres fondamentaux : économiques, environnementaux et humains.
Pour nous, cela passe par la promotion et le soutien déterminé, durable et stratégique à une économie verte, sociale et solidaire.