Monsieur le Président,
J’ai lu avec intérêt votre lettre ouverte « espérance et progrès » appelant les candidats à donner de l’importance au sujet agricole et à concilier compétitivité et humanité.
Je pense, comme vous, que l’agriculture doit prendre toute sa place dans cette campagne, et je ne peux que souscrire à l’idée « d’avoir un nouveau contrat entre agriculture et société, agriculteurs et citoyens ». C’est d’ailleurs ce que je proposerai aux citoyens, dès vendredi 3 février, lors d’un grand rassemblement d’Europe Écologie – Les Verts sur l’agriculture à Caen, où je dévoilerai mes orientations pour ce secteur.
Monsieur le Président, j’apprécie les démarches comme la vôtre, celles qui visent à interpeller la société sur les enjeux qu’elle doit affronter. Je vais y répondre avec sincérité. Mais la même sincérité m’amène à vous dire que j’y répondrai en n’oubliant pas ce que l’organisation que vous présidez n’est pas neutre dans le débat que vous initiez. Elle crie actuellement sur tous les toits qu’il faut « relâcher la pression sur les mesures environnementales ». Elle incarne une certaine vision du monde agricole, une agriculture intensive dont nous voyons aujourd’hui les limites. Je n’ai aucune raison de ne pas croire en l’honnêteté de votre interpellation alors je vais assumer les désaccords que nous pouvons avoir.
Je pense que le modèle agricole actuel ne peut plus durer. Ce modèle, mis en place après la seconde guerre mondiale, a rempli puis dépassé les objectifs qui lui étaient assignés : augmenter la production pour assurer la souveraineté alimentaire. Pour cela la France et l’Europe ont construit progressivement un solide arsenal d’outils qui se sont mutuellement consolidés avec le temps : mécanisation, sélections variétale et animale, agrandissement des exploitations, spécialisation des cultures et des territoires, utilisation d’intrants chimiques…
Ce modèle que vous défendez a eu et a encore un coût social et un coût environnemental qui ne cessent de croître : effondrement du nombre d’agriculteurs et du nombre de fermes, désertification des campagnes, effondrement de la biodiversité, pollution des eaux, marées vertes, érosion, inondations, atteintes à la santé des agriculteurs, suicides élevés en milieu agricole, artificialisation des sols, invasion des marchés du Sud avec nos produits subventionnés…
Aujourd’hui, sous le prétexte de nourrir le monde, nos exportations de céréales ou de « bas » morceaux des volailles, empêchent certains pays de développer leur agriculture. A l’inverse, nos importations de soja ou de bœuf font de certains pays émergents des porte-avions commerciaux vers l’Europe. Ils servent des intérêts qui ne sont pas ceux de leurs paysans, pas plus que ceux des paysans de nos territoires d’élevage, mais ceux de puissantes multinationales. Le système se boucle aujourd’hui par l’achat massif de terres arables par des pays comme la Chine et des multinationales qui se prêtent au jeu. Les terres sont là, elles sont exploitées mais elles ne profitent jamais à ceux qui vivent sur ces territoires.
Mais ce n’est pas seulement l’environnement ou la souveraineté alimentaire de nombreux pays que le modèle que vous défendez a ruiné. C’est aussi l’image des agriculteurs et leur santé. Les agriculteurs méritent mieux que de se défendre d’être des pollueurs qu’il faut faire payer. Ils méritent mieux que d’angoisser en se demandant si les pesticides qu’ils utilisent ne sont pas en train de les rendre malades.
Le projet que je propose vise à sortir de cette impasse, à redonner sens au métier d’agriculteurs. Il s’agit toujours de produire, bien sûr, mais en accord avec la nature et avec les hommes. La mal-bouffe doit être une période révolue : je crois en l’amour des agriculteurs pour leur terre et leur s produit s . Il faut installer des agriculteurs jeunes et moins jeunes qui ont un projet en accord avec la société, au lieu de poursuivre la logique d’agrandissement actuelle. Il faut aider l’ensemble des agriculteurs à vivre la transition nécessaire et progressive vers l’agro-écologie. Certains sont déjà prêts, d’autres beaucoup moins. Il faut respecter les rythmes de chacun mais… sans faire du sur-place.
Comme vous, M. Beulin, j’aspire à une société de confiance et d’espérance. Mais le progrès auquel je crois, et auquel de plus en plus de Français croient aussi, c’est celui de la transition écologique vers des modes de production et de consommation en harmonie avec le vivant, c’est-à-dire avec l’humain et la nature.
Les écologistes – loin d’être des empêcheurs de cultiver en rond – peuvent apporter les idées qui sauveront l’agriculture.
Eva Joly