Monsieur le Président,
Augmentation des loyers, factures énergétiques en hausse, baisse de la couverture santé… Les Français-es voient leur pouvoir d’achat amputé par la hausse des dépenses contraintes, et de plus en plus de ménages doivent renoncer à l’essentiel. A l’image des 8 millions de « précaires énergétiques » qui ne peuvent plus se chauffer correctement. Au-delà du coût, c’est aussi la qualité des produits qui est en danger, comme en témoigne la généralisation de la malbouffe.
Les origines de cette dégradation sont multiples. Mais les gouvernements qui se sont succédés, à commencer par le quinquennat qui s’achève, y ont toujours une lourde responsabilité. Face à la raréfaction des ressources qui fait exploser les prix de l’énergie, la France n’a pas engagé une politique de maitrise de l’énergie ambitieuse. Face à la crise du logement, l’Etat n’a pas osé intervenir fortement sur le marché de l’immobilier. Il a laissé prospérer des oligopoles dans les secteurs de la banque, de la grande distribution, de l’agroalimentaire, des médicaments ou de la téléphonie. Pire, le dernier gouvernement a lui-même augmenté le reste à charge pour les patients, a abandonné la réforme de la dépendance, et a inventé HADOPI.
Le Pacte consumériste que vous proposez va dans le bon sens. Les mesures proposées s’attaquent aux différents dysfonctionnements que je viens d’évoquer, elles sont cohérentes avec le Projet que j’ai présenté aux Françaises et aux Français le 11 février 2012. Je voudrais en particulier insister sur l’importance de redonner du pouvoir aux citoyens via les class actions, sur l’encadrement des prix de l’immobilier, sur l’ « écologisation » de notre fiscalité (modulation de TVA, extension du bonus-malus, application du principe pollueur-payeur) ou sur la légalisation du partage sur internet.
C’est pourquoi je signe ce Pacte en apportant néanmoins quelques réserves.
La première ne porte pas sur les mesures du Pacte mais sur sa présentation. Vous insistez sur l’importance de la consommation comme « poumon » de la croissance économique. Pour moi, ni la consommation en tant que telle, ni la croissance économique ne sont des objectifs pertinents. La croissance économique a cessé d’être un indicateur de bien être dans notre société, et l’enjeu aujourd’hui est de faire des propositions pour l’emploi, la justice sociale et la réduction des déficits qui ne comptent pas sur le retour illusoire d’une croissance forte. Il ne s’agit pas non plus de consommer plus, mais de s’assurer que chacun ait accès aux biens et services essentiels, de faire baisser l’empreinte écologique des produits, de lutter contre les oligopoles qui pratiquent des prix abusifs et contre les pratiques publicitaires qui transforment n’importe quoi en besoin. Il s’agit de remettre le citoyen-consomateur au cœur de l’économie. Sur ce point, je pense que nous pourrons être d’accord, mais je tenais à formuler cette précision.
Ma deuxième réserve concerne l’ambition de certaines de vos mesures. Ainsi, concernant l’énergie, je suis favorable à une évolution bien plus radicale de la régulation des prix, afin d’aller vers une tarification progressive de l’électricité et du gaz, pour garantir à toutes et tous l’accès élémentaire à ces biens, favoriser les économies tout en décourageant le gaspillage. Concernant l’encadrement des loyers, en attendant la mise en place d’un « miroir des loyers » à l’allemande, je me prononce pour un gel des loyers pendant trois ans. Pour ce qui est de la lutte contre le surendettement, plus que le démarchage je veux aussi interdire la publicité pour les crédits à la consommation ou plafonner les taux pratiqués. Un dernier exemple : si je soutiens totalement votre volonté de « désarmement promotionnel » des laboratoires pharmaceutique, je considère aussi qu’il faut sortir de la confusion entre l’expertise technique et les intérêts industriels du médicament, par la transparence et la lutte contre les conflits d’intérêt. C’est ainsi que la France diminuera sa surconsommation de médicaments et fera baisser les prix.
Ma troisième réserve est liée à certains manques que j’ai identifiés dans votre Pacte. Alors qu’il s’agit de postes budgétaires très importants, je regrette de ne rien trouver concernant la rénovation thermique des logements ou le développement des transports alternatifs à la voiture. Quand on connaît le poids budgétaire d’une voiture, permettre aux ménages de se passer ne serait-ce que d’un véhicule sur deux a un fort impact sur le pouvoir d’achat. De même, je pense que la durée de vie des produits, si elle n’est pas mentionnée dans votre Pacte, est un élément important d’une stratégie efficace pour lutter contre le gaspillage auquel nous sommes trop souvent contraints. Mon dernier exemple concerne l’alimentation. Vous évoquez la nécessité de définir des critères obligatoires d’amélioration nutritionnelle et de mieux surveiller les prix alimentaires. Comme vous, je dénonce les marges excessives même si je pense que l’outil de leur contrôle devra être négocié avec tous les acteurs, producteurs et consommateurs en tête. Mais j’aurais souhaité que vous évoquiez aussi le rôle que peuvent jouer les circuits courts – je pense notamment aux AMAP ou à la généralisation du bio dans les cantines scolaires – pour lutter contre la malbouffe et assurer des prix rémunérateurs aux paysans plutôt qu’à l’industrie agro-alimentaire.
Enfin, je voudrais exprimer une forte réserve sur la dynamisation concurrentielle dans les zones de chalandise. Je suis favorable à la lutte contre les monopoles des distributeurs, mais je veux éviter un système qui conduirait à la création de nouvelles grandes surfaces, alors que l’urgence est plutôt de redynamiser le commerce de proximité et l’approvisionnement en circuits courts. La disparition du petit commerce a un impact très négatif sur la vie locale, et en particulier rurale, tout en incitant les consommateurs à parcourir de longues distances en voiture, et en favorisant des grands groupes qui captent la plus-value au détriment des producteurs et des consommateurs. Parallèlement la création de nouveaux centres commerciaux contribue à l’artificialisation des sols alors que la France perd déjà l’équivalent d’un département tous les 7 ans, ce qui est nuisible en termes de biodiversité et de possibilité d’agroécologie pour l’ensemble de la société.
Monsieur le Président, je vous remercie pour votre initiative, en espérant qu’elle permettra de mettre au cœur de la campagne présidentielle les enjeux d’une consommation responsable.
Eva Joly